Émilie est à demi allongée sur le tapis du salon. L'esprit absorbé dans l'assemblage des pièces d'un puzzle électronique, elle sursaute néanmoins au claquement de la porte d'entrée se refermant. Un rapide coup d'œil à l'écran du chronoscope mural la rassure : il ne peut s'agir que de Benjamin.

Pour le moins curieux ce chronoscope. Mode rétro teintée de nostalgie et de dérision. Il marque "six-heures moins dix", en toutes lettres. Pas de cadran à aiguilles ni d'affichage digital. Émilie traduit 17 : 50 (dix-sept cinquante).

Benjamin pénètre peu après dans la pièce et se dirige vers Émilie. Il jette au passage son deuzèle sur un fauteuil puis se penche sur sa femme et l'embrasse.

« II y a une lettre de tes parents et une autre de ma tante Sylvie », annonce-t-elle tandis qu'il se redresse.

[Boîtes aux lettres, sous le porche sombre de l'immeuble, alignées disparates sur le mur sale dont la peinture s'écaille. Tous les soirs, de retour du bureau et après les quelques achats nécessaires, elle relève son courrier, ouvrant la porte qu'aucune clef ne verrouille plus depuis que la serrure en a été forcée.]

Benjamin s'installe confortablement dans son fauteuil et bascule le bras du mégatel de façon à amener l'écran à bonne distance, dans l'axe de son regard. Il saisit le clavier-combiné à infrarouges posé sur le guéridon voisin, compose le numéro d'accès à Trans-Cité, tape les huit caractères du code familial et sélectionne l'option Messagerie. Émilie a omis de signaler le message de la Direction des Impôts et la facture de Communicatel. Et la pub, bien sûr. Benjamin appelle la lettre de ses parents. Tante Sylvie, ce sera pour après, pour un vrai plaisir.

[« Elle arriva, je m'en souviens, au petit déjeuner. Je la tournai et retournai entre mes mains, comme on fait lorsque le temps passe lentement et que rien ne vous presse, et je remarquai qu'elle venait de Lymstock. L'adresse était tapée à la machine à écrire. Je déchirai l'enveloppe et ne trouvai à l'intérieur qu'une feuille de papier sur laquelle avaient été collés des mots découpés dans un journal. Étrange missive que je regardai un instant sans rien comprendre. »

Les parents de Benjamin lui écrivent de Nice – ils y passent trois semaines chaque année à la même époque. Avant même que de lire leur lettre, Benjamin peut déjà en citer les grands thèmes : l'hôtel toujours sympathique (la même chambre que l'an dernier), la bouffe toujours bonne (mais trop copieuse, surtout le soir), la santé (tant que ça n'ira pas plus mal !), les amis que l'on retrouve, toujours les mêmes (certains ont pris un coup de vieux, la grippe cet hiver), les balades dans les mêmes lieux et la mer, le ciel, le soleil (autre chose que la grisaille de la région parisienne).

Benjamin lit, faisant défiler le texte à vitesse moyenne dans la fenêtre du mégatel. Lettre sans âme, tapée à la hâte sur le clavier de la chambre d'hôtel, le matin entre le petit déjeuner et le premier hommage à la "grande bleue". Le style a cette impersonnalité que confère à l'écrit d'aujourd'hui les nouvelles technologies mises à son service. La langue est celle du pur mégatéliste : syntaxe simplifiée, vocabulaire réduit truffé d'emprunts à la langue anglaise, de contractions, de néologismes branchés. Seule, la dernière phrase s'essaie à retrouver les accents de la tendresse telle qu'on savait l'exprimer autrefois, apportant à l'ensemble un subtil et tardif supplément d'âme.

[Elle est là, sur la cheminée du salon, bien en évidence. Encre d'un bleu guère plus soutenu que celui de l'enveloppe. Timbre choisi pour sa qualité plastique, série des maîtres impressionnistes.

Dans sa chambre, assis sur le divan, il la porte à son visage, en respire le parfum, retient l'instant puis s'en délivre. Enveloppe meurtrie par la hâte d'un doigt malhabile. Tout à l'heure, au moment du repas, il devra affronter les regards entendus et les sourires moqueurs du reste de la famille.]

Sylvie n'est pas la tante d'Émilie mais sa grand-tante. Si elle ne renonce pas, malgré son grand âge, à s'intéresser au progrès de son époque, elle effectue un tri au sein de tout ce qu'il lui apporte, rejetant certaines nouveautés jugées inutiles ou non conformes au maintien des "valeurs vraies", appréhendant dans le même temps les plus sophistiquées d'entre elles si ce maintien l'exige. Ce que l'expression "valeurs vraies" signifie pour Sylvie serait difficile à expliciter ; elle-même s'y refuse. Un jour que Benjamin lui avait posé la question, elle avait répondu en parlant de l'air respiré, dont il était non seulement indispensable qu'il soit, mais qu'il soit le même.

La lettre de Sylvie est manuscrite, entendez par là que Sylvie a utilisé l'option "digitalisation" du Mégatel qui permet d'écrire directement sur l'écran à l'aide d'un stylet, exactement comme sur une feuille de papier avec un crayon à bille. Benjamin a plaisir à retrouver les jambages déliés de l'écriture de la vieille dame, à la fois délicate et ferme, toute féminine, une écriture fruitée, fleurie, à l'image du style et, au-delà, de la personne. Les sentiments ne s'expriment pas par les seuls mots, ni même par leur assemblage, mais aussi par la façon de les dessiner, par la graphie.

Benjamin passe à la seconde page. L'ensemble est alerte, optimiste et dénote le recul de l'attaque rhumatismale. La main a retrouvé son habileté et n'hésite plus dans le tracé de ces amples caractères inclinés, attachés les uns aux autres, assemblés en mots, et les mots en lignes qui s'élèvent insensiblement vers la droite. L'émotion point en léger tremblement lorsque Sylvie évoque l'agonie de son petit chat ou interroge ses neveux sur la date de leur prochaine visite. Au bas de la page, la signature, presque enfantine, avec cette curieuse petite fleur.

Benjamin revient à la page d'accueil de Trans-Cité et entre son code personnel. Une lettre d'Élodie, sa sœur. Il la lira plus tard, dans son bureau. Depuis qu'Émilie et Élodie se sont brouillées, Benjamin n'a pas revu sa sœur. Il n'a de contact avec elle que par les messages qu'elle lui envoie de façon confidentielle. Émilie n'en sait rien, ou feint de ne pas savoir.

Raymond est dans sa chambre. Installé devant l'écran de son ordinateur, il tapote sur le clavier tout en terminant son goûter. Bref, il fait ses devoirs, plus précisément un exercice de pictogrammatique.

[« En Amérique du Nord, les Indiens pratiquent souvent la pictographie, notamment le dessin en couleurs sur des planches, sur des peaux, sur des étoffes. Ils s'en servent en particulier pour des informations : annonce d'un départ, avis sur les routes et les dangers, récit d'une expédition terminée, fixation des dates. » 

Le langage pictographique, dont le premier élément systématique stable moderne doit être recherché dans le domaine de la signalisation routière, s'est développé intensément, envahissant progressivement les lieux publics, les écrans interactifs, donc s'assurant une omniprésence que l'école ne pouvait ignorer. 

Son apprentissage commence dès l'école maternelle et se poursuit durant toute la scolarité élémentaire. L'enfant de dix ans doit parfaitement maîtriser le lexique constitué des six cents pictogrammes normalisés usuels. Cet apprentissage ne se contente pas de l'étude des pictogrammes isolés. Il s'applique également à leurs agencements syntagmatiques et paradigmatiques selon la théorie des niveaux d'arborescences d'ordre n.

Cet enseignement est indépendant de celui de la langue maternelle : la pictogrammatique est une discipline à part entière. En particulier, l'enfant qui "lit" une combinaison de pictogrammes tire directement une signification de la chose lue, sans le truchement d'une traduction dans sa langue. Notons du reste la non-subordination du langage pictographique au langage oral. Signalons enfin que, si l'enfant est amené à élaborer des combinaisons de pictogrammes, l'écriture pictographique, quant à elle, ne fait pas l'objet d'un enseignement.

[« Quatre mille ans d'écriture linéaire nous ont fait séparer l'art et l'écriture et il faut un réel effort d'abstraction et tous les travaux ethnographiques de ces cinquante dernières années pour reconstruire en nous une attitude figurative qui a été et qui est encore commune à tous les peuples tenus à l'écart de la phonétisation et surtout du linéarisme graphique. Les linguistes qui se sont attachés à l'étude de l'origine de l'écriture ont souvent considéré les pictographies en projetant sur elles une mentalité née de la pratique de l'écriture. » 

Raymond a abandonné le clavier et promène un doigt enchocolaté sur l'écran tactile. L'exercice qui lui est proposé exige de lui qu'il construise toutes les séries signifiantes possibles de trois pictogrammes pris parmi les vingt proposés. Lorsqu'une série est acceptée par la machine, une page graphique s'installe à l'écran, mettant en situation cette séquence dans une scène de la vie quotidienne. En cas d'erreur il ne se passe rien, si ce n'est que clignote le pictogramme de refus de la série. Remarquons qu'en effet toutes les fonctions et les messages du logiciel sont représentés par des pictogrammes, constituant de la sorte un métalangage pictographique.

Émilie repousse le puzzle électronique, tire jusqu'à elle le mégatel en le faisant rouler sur son support, puis incline le bras de l'appareil de telle sorte que l'écran paraisse comme posé sur le tapis. Elle attrape le boîtier de télécommande et s'installe en tailleur avant d'appeler à l'écran la une de Méga-Journal.

Seuls les caractères des gros titres ont une taille qui rende la lecture aisée. Mais en "zoomant" cette première page, on peut également lire les présentations condensées des articles ainsi que les titres d'importance secondaire.

[Il est passé maître dans l'art difficile de lire le journal dans le métro aux heures d'affluence. La technique utilisée mérite d'être décrite.

Le choix de l'article intervient sur le quai durant l'attente qui précède l'arrivée de la rame. Journal largement ouvert ; journal refermé (action du seul bras gauche, le bras droit reste immobile) ; pouce-droit libérant la page de droite ; pouce-gauche-crochet qui agrippe la page libérée ; pince-pouce-index ; pouce-droit rabattu sur la page suivante ; réouverture du journal ; index gauche qui se dégage ; répétition de la séquence. Chaque double page est inspectée, certaines candidatures d'articles retenues. Lorsque l'examen est terminé, la décision est prise et le journal ouvert à la bonne page ; pliage central puis pliages successifs de façon à ramener le journal à la taille du seul article. Toutes ces opérations nécessitent parfois de laisser passer un métro...

Montée dans le wagon, bras gauche replié, journal serré contre la poitrine ; attente de l'arrêt des mouvements de flux et de reflux ; journal que l'on écarte de soi en faisant jouer l'articulation du coude-gauche ; contact avec le corps voisin, stop. Lecture. 

Il arrive que l'article soit trop court, ou le trajet trop long. Notre spécialiste a inventé une parade : il relit l'article, mot après mot, en commençant par la fin.]

Émilie "cliquette" un article de politique intérieure qui apparaît in extenso à l'écran. Elle sélectionne le mode lecture-en-diagonale, choisit la vitesse de balayage, puis laisse son regard s'attacher l'espace d'un instant à chacun des mots-clés qui, successivement s'affichent en inversion-vidéo pour servir de points d'appui au balayage.

Benjamin étend le bras vers le fauteuil voisin et se saisit du deuzèle. Une pression sur la touche ON/OFF, la page abandonnée à la descente du bus apparaît à l'écran.

‘What is the use of repeating all that stuff,’ the Mock Turtle interrupted, ‘if you don't explain it as you go on ? It's by far the most confusing thing I ever heard !’.

« Les aventures d'Alice aux pays des merveilles ». Benjamin se souvient de la toute première lecture de ce livre à l'instigation d'un prof de maths du collège. Combien de fois l'a-t-il relu depuis, il ne saurait le dire. Chaque lecture voit le plaisir se renouveler, intégrant celui des lectures précédentes, de leurs contextes, des souvenirs qui y demeurent attachés.

Le deuzèle est un micro-ordinateur passif dédié à la lecture des textes enregistrés sur disques. Il a la forme d'une boîte plate. La face supérieure est tout entière occupée par l'écran carré, à l'exception d'un bandeau de touches-fonctions situé juste au-dessous de l'écran. Sur le flanc droit, une fente pour l'introduction du disque. La forme de l'appareil permet de le poser sur une table ou de le tenir de l'une ou des deux mains. Il est portatif, cela va de soi.

[« II traîne çà et là des volumes, certains ouverts, d'autres avec des signets improvisés ou cornés à un angle de page. On voit que tu as l'habitude de lire plusieurs livres à la fois, que tu choisis des lectures différentes pour les différentes heures du jour, pour les diverses parties de ton habitation, si petite soit-elle : il y a les livres destinés à la table de nuit, ceux qui trouvent place près du fauteuil, à la cuisine ou au bain. » 

Les caractéristiques d'affichage du deuzèle sont sensiblement les mêmes que celles du mégatel : page à page ou défilement en continu (avec modulateur de vitesse) ; graphisme très haute résolution permettant la visualisation de documents G.U.F. (à "grain ultra-fIn", photographies numérisées par exemple). Certaines fonctionnalités rendent plus particulièrement compte de la destination de l'appareil : avancement et retour-arrière rapides, pose dans le mode défilement, accès à la table des matières, sélection d'un chapitre particulier. Le deuzèle de Benjamin comporte quelques possibilités supplémentaires, marques de la sophistication d'un produit haut de gamme : une touche permet de changer de police de caractères, une autre de taille de caractères, une autre...

Benjamin appuie sur la touche BIL. La même page s'affiche à l'écran en version française. « A quoi bon réciter toutes ces sornettes, intervint la Tortue « fantaisie », si vous n'en expliquez, au fur et à mesure, le sens ? C'est là, de loin, le texte le plus déconcertant que j'aie entendu de ma vie. »

Oui, bien évidemment, il s'agit d'une traduction préenregistrée sur le disque. Benjamin consulte le compteur de caractères : 55 926. Il est à peu près aux deux tiers du livre puisque celui-ci mesure environ 156 kilocaractères. Il va en terminer la lecture ce soir. Demain, il rapportera le disque à la bibliothèque municipale et empruntera « Through the Looking-Glass ».