Ophélie. 1.
Pour une drôle d'histoire, c'est une drôle d'histoire. Ainsi disent-ils tous. Mais cette histoire mon histoire, cette histoire ma vie, cette histoire moi, qu'en savent-ils ! Mon histoire, ma vie, moi... Je me nomme Ophélie, et ce prénom charrie, comme un ruisseau fatal, toute une prédispositon au désordre de la personnalité, au dérèglement de l'être. S'il m'arrive de chantonner des comptines faussement enfantines, voyez-y la résurgence d'une destinée funeste. Si ma main caresse, caresse mes cheveux dans le geste d'y déposer, y déposer la couronne de fleurs champêtres, marguerites et renoncules, renoncules et marguerites, que mes doigts auraient, auraient tressée, songez qu'un destin tragique m'habite.
Je suis entrée là par hasard, comme arrivée au terme de mon vagabondage, comme avec le besoin de me poser quelque part, comme pour mettre fin à l'errance. L'on m'a regardée, jaugée, jugée. L'on m'a... Lui, elle, le chat sur le comptoir, les petites tables, la glace embuée au-dessus de la banquette, les autres. Leur regard. Posé sur moi.
Je me suis assise sur la banquette, mes yeux cherchant leurs yeux. Leur regard, mon regard. « Qu'est-ce que j'lui sers à la p'tite dame ?! » J'ai demandé un thé. J'ai dû répéter. « Un thé, s'il vous plaît. » Comme si ma voix n'était déjà plus audible. Être là, ne plus y être. Légèreté de l'être ou du paraître. Leur regard me transperce, me traverse. Renoncules et marguerites... J'ai déboutonné mon manteau.
C'est lui qui m'a apporté mon thé. Le patron. J'imagine. Son regard ne m'avait pas quitté. Elle, la patronne. J'imagine. Son regard non plus. Et les autres, ceux-ci qui jouent aux cartes, celui-là avec son ordinateur, et le chat qui regarde au travers des paupières closes. Soudain les conversations ont repris. Tiens ! elles avaient donc dû s'interrompre. Lorsque j'étais entrée. Ont repris et alors les regards se sont éloignés. J'étais de nouveau seule, enfin oubliée des autres. Sauf du chat qui m'observait derrière ses paupières closes.
Il y aura un policier. Non, ils seront, seront plusieurs. Un, deux, trois... Leurs regards me chercheront, me chercheront. Marguerites et renoncules...

à propos de

Quintette
Michel Thébault
2007

 

[Quintette : œuvre de musique d'ensemble, écrite pour cinq instruments ou cinq voix concertantes. (Le Petit Robert).]

Cinq voix, quatre parties (ou mouvements), donc vingt courts chapitres.
L'écriture s'essaie à être concertante, empruntant à la composition musicale certaines de ses techniques : exposition des thèmes, passages fugués, cadences des solistes.

La faible hypertextualité de l'œuvre relève d'un choix délibéré de l'auteur. Elle structure l'ensemble des lectures possibles, accordant au lecteur, pour la construction de son propre itinéraire, une liberté certaine mais néanmoins encadrée.
Chaque page contient deux liens. L'un, à la fin du texte, « suite », conduit à poursuivre la lecture sans changer de narrateur (même voix, mouvement suivant). L'autre, dans le corps du texte, permet le passage à un narrateur différent sans changer de partie (autre voix, même mouvement).

 

Le choix du narrateur initial parmi les cinq est aléatoire.