Ophélie. 3.
Au bord du ruisseau, feuillage argenté d'un saule dans le miroir de l'onde. Le moment est venu. Des choses de la vie l'oubli me gagne. De cette vie ma vie. S'échapper, disparaître. Dans l'air... Ici... Regarde bien, le chat, car c'est l'instant. Me perdre à leurs yeux, pour toujours, et cette couronne de fleurs que mes doigts ont tressée, marguerites et renoncules, renoncules et marguerites, que le courant l'emporte.
Mes pas dans ce quartier où jamais ils n'étaient venus. Hasard de mon vagabondage. Ce café dont j'ignorais l'existence. Besoin de se poser quelque part. J'entre là et m'assois. Mettre fin à l'errance. « Un thé, s'il vous plaît. » Leur regard mon regard. Ces quelques minuscules instants de partage. Mon existence leur existence. La dernière goutte de thé est bue et le moment venu. Objets auxquels laisser encore quelques ultimes secondes de présence s'accrocher. Une pelote de laine roule sur le sol et s'échappe, une bouteille se vide de son vin, une carte à jouer quitte les doigts qui la retenaient.
Un petit monde clos, dernier enracinement. En sortir et ne plus avoir à le quitter. Alors même qu'ils pensent m'avoir déjà oubliée, mais comment pourraient-ils savoir, ou seulement imaginer. Sans un signe, aucun, les laisser face à cela, désolée pour l'embarras causé, désordre et dérèglement, journaliciers et polistes, chatons de noisetier...
L'autre. Son manège ne m'a pas échappé. J'ai bien vu qu'il s'est servi de son mobile pour me prendre en photo. Un souvenir de moi en quelque sorte ! Mais les images résistent-elles mieux au temps que les apparences que l'on se donne, ou bien ont-elles le même caractère fugace ? Et qui peut véritablement savoir ce qu'il restera de cette histoire. Cette histoire mon histoire.
Mais il est temps. C'est maintenant. Il suffit de le vouloir, de le vouloir très fort, de le vouloir du plus profond de l'être, du non-être. Un, deux, trois... Leurs regards me chercheront, me chercheront... Renoncules et...
Voilà. C'est fait.

à propos de

Quintette
Michel Thébault
2007

 

[Quintette : œuvre de musique d'ensemble, écrite pour cinq instruments ou cinq voix concertantes. (Le Petit Robert).]

Cinq voix, quatre parties (ou mouvements), donc vingt courts chapitres.
L'écriture s'essaie à être concertante, empruntant à la composition musicale certaines de ses techniques : exposition des thèmes, passages fugués, cadences des solistes.

La faible hypertextualité de l'œuvre relève d'un choix délibéré de l'auteur. Elle structure l'ensemble des lectures possibles, accordant au lecteur, pour la construction de son propre itinéraire, une liberté certaine mais néanmoins encadrée.
Chaque page contient deux liens. L'un, à la fin du texte, « suite », conduit à poursuivre la lecture sans changer de narrateur (même voix, mouvement suivant). L'autre, dans le corps du texte, permet le passage à un narrateur différent sans changer de partie (autre voix, même mouvement).

 

Le choix du narrateur initial parmi les cinq est aléatoire.