Armand. 3.
J'éprouvais de la difficulté à me concentrer. Cette fille n'était pas vilaine, et j'ai toujours été sensible à la beauté des femmes. Même si la misère de ma vie sentimentale ne lui permet guère d'être la source à laquelle puiser mon inspiration, et qu'il me faille recourir le plus souvent à ces succédanés que sont les fantasmes. Mais pardonnez-moi cette digression. Une jeune femme plutôt jolie donc, de laquelle je serais néanmoins incapable de vous donner la moindre description, obnubilé que j'étais par la fascination qu'exerçait sur moi l'étrangeté de son regard. Lorsque ses yeux rencontraient les miens, j'avais l'impression qu'ils me traversaient comme si, pour elle, ou bien je n'existais pas, ou bien j'étais un être substantiellement transparent. Elle me regardait, et regardait au-delà. Je ne saurais mieux expliquer ce phénomène qu'en disant qu'elle semblait appartenir à deux mondes distincts, le premier, celui où moi et les autres figurions, le second, une sorte d'ailleurs ou peut-être le même, mais duquel nous étions irrémédiablement absents, et que sa vision appréhendaient les deux simultanément. Allez donc expliquer cela à
un policier !
Elle s'était mise à l'aise. Oh ! si peu ! Avait ouvert son manteau. Chaque bouton un à un extirpé de sa boutonnière. Avec une incroyable lenteur. Et son regard, doté de cette espèce de supravoyance indéfinissable, allait de l'un à l'autre, Fernande qui manie ses aiguilles et tire sur la laine, les joueurs de belote qui s'assèchent, - « Dis donc, Lulu, tu nous r'mets ça ! » -, Lulu, clope au bec et bouteilles à la main, qui s'en va remplir leurs verres. Et Mahous, prostré dans sa corbeille au point de faire corps avec elle. Elle reporta enfin toute son attention sur le thé qu'elle versa dans la tasse.
Je ne sais pas ce qui m'a pris alors, j'ai sorti mon portable de ma poche et l'ai allumé, - « Un autre café, Lulu ! » -, j'ai fait celui qui recherche un numéro dans le répertoire, le téléphone comme cela, devant moi, à hauteur de visage, le sourcil que fronce l'attention mobilisée, et, maîtrisant le léger tremblement qu'occasionnait mon action subreptice, j'ai appuyé sur le déclencheur, je l'ai prise en photo tandis qu'elle remuait doucement son thé pour y faire fondre le sucre. Je contemplai le cliché pris, assez satisfait du résultat, tournai les yeux vers elle pour comparer à l'original... Elle avait disparu !