On aurait presque pu dire qu'c'était un après-midi normal. Du côté des cartonneux ça en mettait un coup. Ça rigolait, ça parlait fort, d'autant qu'Lulu avait été r'faire le plein des verres. Y'avait aussi des coups d'gueule. Et alors ! mon p'tit trèfle, tu l'as pas vu mon p'tit trèfle, hein ? Vous savez, Raimu et les autres dans... Eh bien c'était exactement ça. Moi, derrière ma caisse, j'avais pas grand chose à faire. J'avais r'pris mon tricot, une brassière pour la p'tite de la boulangère. Enceinte jusqu'aux yeux. Avec son commerce c'est pas facile. Pas encore née la gamine mais l'échochose a dit qu'ce s'ra une fille. Avant on savait pas, alors moi j'tricotais du jaune, ça passe partout. Maint'nant c'est à peine conçu qu'on sait déjà si ça s'ra un bout de sem-sem-gum ou un p'tit abricot. Je j'tais un coup d'œil dans la salle de temps en temps pour m'occuper l'esprit. Pa'c' que l'tricot, quand c'est qu'on a l'habitude, les mains elles font ça tout' seules sans qu'on y r'garde. Il arrive bien qu'on perde une maille de temps en temps mais ça s'rattrape sans problème. Tiens, r'gardez, c'est joli non ? C'est le p'tit d'vant. Elle s'ra chou là-d'dans ! I' chôme pas l'boulanger. Comme dit Lulu, Le fournil de sa femme, le Roger i' s'en occupe. Ça leur f'ra la troisième, rien qu'des filles. J'vous ai dit qu'elle avait l'air bizarre. Vous m'suivez ? J'vous parle de cet' cliente. Tout d'suite quand elle est entrée ça m'a sauté aux yeux. Quèqu' chose dans l'regard. Comme si elle vous r'gardait et qu'elle vous voit pas. Maintenant elle buvait son thé. Toujours ailleurs. Dans les nuages. Et là quand même, à tous nous inspecter. Monsieur Armand, dans son coin, ça semblait l'avoir émoustillé cette petite. I' la zieutait en douce. Tout agité qu'il était. C'est pourtant pas dans ses habitudes. Mais là ! Que j'remue mon cul sur la chaise, que j'tapote mon clavier, et que j'sorte mon téléphone, et j'te l'allume, et un signe à Lulu pour avoir un aut' café... Et puis il a fallu que j'me concentre sur mon tricot parc' qu'il y avait des j'tés à faire et les j'tés ça c'est coton, les mailles faut les compter. Bref, le temps passe, chacun dans son coin à s'employer sans plus s'occuper des autres, les joueurs qui jouent, Lulu qui range ses bouteilles, Mahous qui roupille... Même Monsieur Armand qu'est maintenant plongé dans la contemplation d'son téléphone. Et c'est alors que Lulu i' dit comme ça, Bah ! Où qu'elle est passée la p'tite dame ?